A propos des Gaulois, il est bon de se rappeler que leurs lointains prédécesseurs, trois mille ans avant eux, ces mystérieux constructeurs de mégalithes, avaient eux aussi des conceptions métaphysiques très évoluées. Sans ces conceptions, ils n’auraient jamais bâti leurs cairns selon des plans bien précis et biens étudiés, comme par exemple les orienter de telle sorte que le soleil levant du solstice d’hiver vienne illuminer la chambre funéraire centrale afin d’y procéder à la renaissance symbolique des cendres ou des ossements des défunts qui y étaient placés. Et, comme les Celtes, d’origine indo-européenne, détenteurs d’une sagesse traditionnelle incontestable, ont enrichi leurs recherches en assimilant les spéculations des peuples qui les ont précédés, on ne peut pas douter de leur vie spirituelle.
Les Grecs et les Latins qui ont côtoyé les Gaulois le savaient bien et en ont rendu témoignage. « D’après vous [il s’agit des druides], les ombres ne gagnent pas les séjours silencieux de l’Érèbe et les pâles royaumes de Dis ; le même esprit gouverne un autre corps dans un autre monde » (Lucain, la Pharsale, vers 450-451). D’ailleurs, dit Jules César, très au courant des faits gaulois, les druides enseignent que « les âmes ne périssent pas, mais passent après la mort d’un corps à un autre » (De Bello gallico, VI, 14). Les âmes sont immortelles », ajoute Pomponius Méla (III, 3), « et il y a une autre vie chez les morts. » Quant à Valère Maxime, il trouve cette croyance gauloise stupide, mais il la prend en considération parce que le grand Pythagore a dit la même chose.
Le problème, car il y en a un, c’est que toutes ces remarques ne sont pas dues à des Celtes, mais à des étrangers qui ne comprenaient pas toujours très bien la pensée celtique ou qui l’interprétaient à leur manière. Les Gaulois n’ont pas écrit, les autres peuples celtes non plus, du moins pas avant d’avoir été christianisés. Et, en dehors des témoignages grecs et latins, les seuls documents dont on peut disposer sont les manuscrits irlandais et gallois écrits en langue celtique (gaélique ou gallois), mais par des moines chrétiens qui, malgré leur bonne volonté et le désir de conserver leurs traditions ancestrales, n’en étaient pas moins marqués par l’idéologie de la nouvelle religion. Car si nous connaissons assez bien le rôle des druides dans la société celtique, nous ignorons à peu près tout de leur doctrine. Ils l’enseignaient oralement, pendant une vingtaine d’années, selon César et Pomponius Méla, sous forme de vers à apprendre par cœur. Et ils interdisaient l’usage de l’écriture, utilisant eux-mêmes les caractères grecs lorsqu’ils avaient besoin de communiquer avec d’autres peuples. Cette interdiction de l’écriture, César l’explique avec beaucoup de clarté : les druides ne veulent pas que leur doctrine soit divulguée à n’importe qui, et l’écriture rend paresseux. En effet, le fait d’écrire supprime la fonction de mémoire et la mémoire est le patrimoine d’un peuple. Il est vrai qu’une tradition qui est mise par écrit est une tradition figée, presque morte, qui n’évolue plus, tandis qu’une tradition transmise par voie orale est une tradition vivante, ajoutant ou supprimant des éléments à chaque transmission de génération en génération. La tradition druidique était donc parfaitement vivante. Malheureusement, comme les druides ont disparu à l’arrivée des missionnaires chrétiens, se fondant d’ailleurs très souvent en eux, leur doctrine n’est plus qu’à l’état de vague souvenir, et il faut, pour tenter de la reconstituer, extrapoler à partir des textes grecs et latins, des informations fournies par l’archéologie, puis des textes tardifs irlandais et gallois et même des contes populaires oraux répandus dans les campagnes de l’Europe occidentale. Et comme il s’agit d’une tradition orale, elle est susceptible d’avoir été modifiée au cours des siècles : on en est réduit aux hypothèses et aux reconstitutions conjecturales.
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Il existe cependant des éléments qui peuvent conduire à des observations pertinentes : des objets d’art recueillis lors de fouilles archéologiques peuvent en dire très long sur le système métaphysique des Celtes, cela pour peu qu’on veuille bien les étudier en fonction de tous les autres éléments à notre disposition, témoignages grecs et latins, récits mythologiques de l’ancienne Irlande, contes populaires et même tous ces rituels dits païens encore bien répandus dans les sociétés rurales. C’est là que se trouve la mémoire ancestrale. C’est là que se manifestent peut-être les derniers vestiges de ce que les druides, prêtres et inspirateurs de la société celtique, « maître de sagesse », comme les appelle Pomponius Méla, enseignaient à leurs élèves, « en cachette, pendant vingt ans, soit dans des cavernes, soit dans des bois retirés ».
Pline l’Ancien se fait d’abord l’écho d’une curieuse opinion qui devait être partagée par tous les Grecs et les Romains : le nom des druides proviendrait de celui du chêne grec, drus. À vrai dire, on ne voit pas pourquoi les Celtes seraient allés chercher le nom de leurs prêtres ailleurs que chez eux, mais cette connotation du druide avec le chêne a paru tellement évidente que c’est devenu presque un lieu commun que de faire du druide un « homme du chêne ». Certes, dans de nombreuses traditions antiques, le chêne est associé à la divinité : il représente la force vitale, donc la force divine, et, selon Maxime de Tyr, il est même la représentation de Zeus. Cependant l’information donnée par Pline est bien nuancée. Il dit exactement : « Les druides n’accompliront aucun rite sans la présence d’une branche de cet arbre, si bien qu’il semble possible que les druides tiennent leur nom du grec » (Histoire naturelle, XVI, 249). Mais si cela semble possible, une analyse linguistique prouve que cela est impossible. Le terme employé par César est la forme latine druides à la troisième déclinaison, ce qui suppose au singulier un génitif druidis et un nominatif druis. Or la forme druides ne peut provenir que d’un ancien celtique druwides qui se décompose facilement en deux éléments : le premier est dru-, préfixe superlatif (qui a donné l’adverbe français « très »), le second est wid, d’une racine indo-européenne qui a donné le grec idein, « voir » et le latin videre, « voir, savoir ». Littéralement les druides sont donc des « très voyants » ou, ce qui n’est pas contradictoire, des « très savants ».